MANIFESTATIONS

rencontre avec le résident du cipM

Rencontre / lecture avec Letitia Ilea


le vendredi 12 mars 2004, à 19h00

Lecture de l'ouvrage écrit lors de sa résidence par :
Letitia Ilea



À son début, en 1997, avec le volume Euphémismes, Letitia Ilea faisait figure de « jeune furieux », non conformiste et révolté contre les formes anciennes et nouvelles d’inertie et d’accommodement au réel, qu’elle identifiait aussi à sa propre génération. La poète ressentait le besoin irrépressible de « porter le témoignage » d’un état d’inconfort existentiel, de la pression des conventions liées à une vie de plus en plus uniforme, prisonnière d’un nouveau code de manières « respectables », aux jours et aux destinées « photocopiés ». L’enjeu de ses poèmes énergiques, – beaucoup d’entre eux de facture programmatique, des manifestes proclamant la nécessité aiguë de re-authentifier l’acte lyrique par une expérience individualisée –, était l’expression voulue la plus directe de la tension intérieure, en opposition déclarée avec la production de « métaphores... dans une Venise qui s’engloutit ». Une séquence du livre, suggestivement intitulée « l’archéologie du cri » en disait beaucoup sur cet état d’esprit sur-tendu, à peine exprimé par les « euphémismes » atténués du discours poétique, destinés à rendre accessibles aux autres les véhémences du vécu, mais seulement « en maquillant » des maladies et des souffrances difficilement exprimables. Le titrede son deuxième recueil, imprimé deux ans plus tard, la vie même, n’a presque plus besoin de commentaire pour mettre en évidence le même programme poétique « authenticiste ». Le déplacement d’accent du « métaphysique » et de l’« esthétique » sur l’« ontologique », beaucoup véhiculé chez les poètes nouveaux, ne pouvait pas trouver de syntagme plus direct.

Le discours de Letitia Ilea n’a pas changé de manière fondamentale et c’est une chose à apprécier en tant que qualité remarquable d’un univers poétique de plus en plus solidement articulé. Ses vers témoignent d’un effort de structuration de l’expression de soi. « La langue sans voyelles » n’est plus pourtant le « cri » de jadis, la véhémence s’est considérablement atténuée. On n’entend plus les reproches sans concession faits à la « génération » en train de s’assagir ; une sorte de fatigue se substitue de plus en plus à l’énergie de la révolte. Le sentiment d’aliénation, d’un début de vieillissement même, dans un univers inauthentique, devient dominant et les traits de cet univers relèvent du gris de la misère quotidienne. Les figures de la déception, de la marginalisation sont abondantes dans des pages qui contiennent un éventail du moi vulnérable. La conscience du fait que le discours poétique est devenu plutôt « un euphémisme », au lieu de transporter la substance nutritive qui était « la vie même » semble maintenant plus forte que jamais, en tant que conséquence de la fatigue de vivre dans un régime d’inertie générale et de grave manque d’écho à la parole écrite. Les poèmes récents de Letitia Ilea restent, bien sûr, solidaires du point de vue structural aux précédents, conjuguant encore une fois la notation de la banalité quotidienne à la confession directe, pariant, évidemment, sur la construction de « corrélatifs objectifs », appelés pour exprimer un état d’esprit le plus souvent en conflit. La plupart de ces nouveaux « euphémismes » du cri réussissent à en transmettre la substance inaltérée : message de la difficulté d’être dans un univers trop peu accueillant pour les voix de ceux qui découvrent ses inerties, l’insouciance coupable envers autrui, les tendances gravement nivellatrices et, au fond, aliénantes. À distance de toute tentation ludique, gardant le ton grave d’un discours marqué par des exigences éthiques fermes, l’authenticité de la démarche de Letitia Ilea est convaincante. Si son timbre est devenu plutôt élégiaque et vaguement auto-ironique, l’état d’alerte d’une conscience contrainte à être seule assure au poème une dignité morale jamais trahie : « le poème ne t’ouvre que si tu viens seul / correctement vêtu des draps frais de l’insomnie ». Letitia Ilea rend productif cet état d’alerte intérieure, bien que précairement protégée des « armures en toiles d’araignée » du texte poétique.
Ion Pop in (Préface au recueil quelqu’un de sérieux, en cours de parution)




voir aussi :
Letitia Ilea (Résidences)


lire aussi :
Terrasses
125


écouter :
Le Perrin