EXPOSITIONS

Cordesse


Les lignes orphelines
livres illustrés, toiles et papiers


du vendredi 6 juillet au samedi 20 octobre 2007

Exposition consacrée au travail de
Louis Cordesse



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Je ne sais de Louis ou de moi qui eut l’idée d’une série de huit tomes de petits traités. J’aimais Pierre Nicole. Je venais de le découvrir. Il a écrit des essais qui ont la même précision que les préfaces que composa Racine. Ils s’aimaient. Il avait été son professeur de latin. L’histoire n’a pas retenu son nom mais la mémoire additionne, chez les vivants, la haine et la peur ; chez les régents de collège, la fainéantise et la perte de la culture ; chez les ministres de la police, de la religion, de la guerre, elle additionne interdiction, censure, bûcher et trophées de victoires.
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Il abominait les ports. Je n’aime que cela. J’ai tout découvert dans le vent, dans un port bombardé, au milieu des gravats et de fragments de pierre ou de murs, parmi les rats qui couraient et un pleuvotement continu qui fouettait le visage. C’étaient ma Rome et mon forum. Ils avaient pour nom le Havre de Grâce et Sainte-Adresse. Je porte témoignage que les noms sont des menteurs. Le matin, j’allais jusqu’à un lycée qui était un baraquement en bois avec au centre un poêle qui fumait et jetait une suie obscure : elle était aussi dense que les dessins que faisait Louis. Parmi toutes les toiles, aquarelles, gravures que fît Cordesse, je tiens pour son chef-d’oeuvre la première gravure du traité de gravures du tome II : statue en pied monumentale d’une déesse plus obscure que toute forme nocturne sur une page étroite et courte.
[...]

Pascal Quignard, Traité sur Cordesse, extrait des Petits traités, Maegh, 1990, in le ' ' ' Cahier du Refuge ' ' ' 160, juillet 2007



Ce qui est plat, en grec, c’était la mer et – dans l’espace du corps – la paume de la main.

En français, c’était la plaine – la « planure », la « planece » de la plaine, les plats qu’on sert aux tables où l’on mange – et, dans l’espace du corps, la plante qu’on porte au bout des pieds.

Il y a du sens, des écrans. Ce sont des simulacres. Par différenciation sans terme.

La mort : le sans sens : l’électro-encéphalogramme plat : le réel.

Une profonde et difficile indifférence à l’égard des contenus de pensée. Les choses pensables ne sont pas des choses. La joie de l’activité de penser consiste en la ruine du pensable. Si l’opération de penser pouvait être affectée de fonction ou de dessein, elle chercherait à atteindre l’absence de ce qui la motive. Penser désirant. Penser désirant l’absence de toute pensée. Penser désirant.

Vide, panne absolue, blanc, mort, équilibre, réel, « aréférence référente », « encéphalogramme plat » – qui travaillent le crâne.

Les « pensées », ce sont de soudains feux de paille, de courtes et brusques combustions d’une sorte d’énergie excessive.

Comment dans le même temps celui dont la tête s’échauffe en pensées pourrait-il songer à accroître ce qu’il s’acharne à consumer ?
(Aussi la réflexion s’abuse-t-elle quand elle prétend utiliser l’agressivité ou l’énergie particulière qui la porte en direction de l’apaisement, du sens, du monde, – et les constituer en trésor, en capital.)

Des bouts de haine éconduite. Comme il pense, il « use » de l’agressivité, il « sacrifie ». Comme il pense, comme il « entasse les morts », il ne comble pas la poche de la mort en lui.

La pensée ne peut pas « panser » la « plaie ouverte » qu’elle est au moyen d’un « tissu de blessures » (un tissu « traumatique »). Elle ne peut pas songer à « l’unifier » au moyen d’un « tissu de différenciations ».

Autre : pourquoi faudrait-il que la pensée ait pour fonction de « retaper » un ordre, plutôt que de « détraquer », dans l’absence d’ordre ?
Mais là encore c’est tromper le temps, penser – égarer –, tromper l’ennui. D’une main, de quoi penser distrait ? Et console, et tient à distance, et obnubile ? De l’autre : de quoi penser ne distrait pas, ne se détourne pas ?
Ce qui est dans le saccage reste intact. Mais rien ne console de la mort.

Le « scrupule », en latin, c’est une petite pierre pointue que l’on ressent comme située dans le cerveau. Le souci – en français –, c’est le sentiment d’une épine enfoncée dans la peau, et qui ne peut être arrachée.

Si je dis : « II pleut », sous la pluie, ai-je dit vrai ? Je cherche en vain l’assentiment de quelqu’un.

Je suis trop seul pour que ce que je dis soit vrai.

Pascal Quignard, "Le Scrupule", extrait de Cordesse, Éditions Clivages, 1982, in le ' ' ' Cahier du Refuge ' ' ' 160, juillet 2007



© Jean-Marc de Samie




voir aussi :
Cordesse - Les lignes orphelines (Manifestations)


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