MANIFESTATIONS

La soirée des Usagers du cipM

Usagers 2004


le vendredi 11 juin 2004, à 19h00

Présentation :
Jean-François Bory

Lectures et performances de :
Virginie Lalucq, Hélèna Villovitch, Isabelle Zribi



L’autre jour – ou plutôt, l’autre nuit (bien avancée) –, alors que nous errions de bar en bar avec Hervé, celui-ci me dit en confidence, avec le timbre de voix de celui qui transmet une révélation :
– Toutes les femmes écrivent de la main gauche, sauf, bien sûr, les gauchères qui écrivent de la main droite.
– Comment ça ? dis-je en regardant tristement mon verre déjà vide.
– Regarde dans le miroir !
– Comment ça ? Redis-je en essayant, vainement, de faire des signes au barman suroccupé dans le bruit et la fumée des cigarettes.
Mon verre n’était même plus vide, maintenant, Le fond était certainement
devenu complètement sec ; je l’aurais juré.
– Dans un miroir ? Re-redis-je, moins pour relancer la conversation que dans l’espoir qu’Hervé, plus grand que moi et plus véhément aussi, ses signes seraient mieux vus du garçon.
À ce moment, je reçus, brutalement, dans le foie, le coude d’un voisin de comptoir mal perché sur son tabouret. Ce coup, ajouté à l’absence d’une nouvelle boisson, commença à estomper ma bonne humeur. Un instant (horrible !). Il me sembla voir ma vie : ratée comme un fleuve immobile sous une tempête de ponts.– Mais oui, continua Hervé, lancé dans sa démonstration, nous sommes en miroir d’elles comme elles sont en miroir de nous.

Je venais juste d’accrocher le regard du barman (hourra !)... Plus qu’un peu de patience.
– Et alors ?
– Eh bien, tu vois, chacun des sexes, nous sommes une moitié et nous communiquons en miroir, différents et semblables. Dans le miroir : la gauche c’est la droite et la droite c’est la gauche.

Le barman s’approcha enfin. Je fis un gros effort pour rassembler les mots destinés à renouveler la commande. La bonne humeur revint doucement. Pour couper court ; je dis à Hervé :
– Oh, je t’en prie, pas de politique à cette heure, s’il te plaît !
Puis je tins bien ferme, dans mon esprit, ma phrase pour parler, sans flancher, au barman. Dans le vacarme, je parvins à me faire comprendre. Je vis le dos de la veste blanche. C’était gagné. Il s’activait et préparait nos verres. C’est alors que je remarquai, mais sans grande surprise, que tout le fond du bar, derrière les bouteilles, était occupé par un immense miroir artificiellement piqueté de fines moisissures, pour faire déco dans le genre ancien.

– Et alors ? Demandai-je à Hervé, nous étions épaule contre épaule, attendant les boissons.
– Alors quoi ?
– Ce que tu disais.
– Qu’est ce que je disais ?
– Tu parlais de miroir.
– De miroir ? dit Hervé, la voix pâteuse. C’est idiot, mais je ne me souviens pas...
– Ah, n’est pas Perec qui veut, dis-je en ricanant.
Le visage d’Hervé se reflétait, tout piqueté de moisissures, dans le miroir du fond

Jean-François Bory




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