EXPOSITIONS

à vif


du vendredi 4 décembre 1998 au samedi 16 janvier 1999



Fred Deux



La Chair du double

L'œuvre de Fred Deux appartient à cette catégorie dérangeante, et elle redouble cette appartenance par une continuité qui, loin de produire chez elle un assagissement, renouvelle et amplifie son anormalité. L'étonnant est qu'elle maintienne son trajet sans s'appuyer, comme par exemple le fit Bellmer, sur l'agressivité d'un érotisme sans cesse jeté en avant, ou bien, comme le firent Réquichot et Lunven, sur l'énergie d'une révolte liée à la volonté de couper court. Non, l'œuvre de Fred Deux conjoint jeunesse et maturité dans un mouvement naturel que n'affectent ni une reconnaissance déjà fort longue, ni un succès plus récent. Il est même probable qu'elle entretient avec eux une relation d'épreuve, qui doit ressembler à celle qu'entretiennent le dessin et la vie quotidienne. Autrement dit, l'artiste s'offre ici tout entier à l'expression qui devient sienne, non par volonté d'appropriation et de signature, mais par l'accueil et par le don – postures que la suite précisera, et qui sont aux antipodes de l'art décoratif aujourd'hui à la mode.

Quant au dérangement des convenances, il provient du fait qu'on aura beau considérer tout cela comme une suite de dessins, ce point de vue ne sera pas tenable parce que ces dessins-là, l'un puis l'autre et de proche en proche, ne resteront jamais à leur place, soit qu'ils provoquent un malaise inattendu de la part d'objets d'encre et de papier, soit qu'ils imposent une présence ou un questionnement excessifs eu égard à leur statut. Une première raison de ce comportement peu esthétique pourrait être que ces œuvres ont plus de dessous que de dessus de telle sorte que leur apparence dissimule mal leur vie interne – en d'autres termes et grossièrement dit : de telle sorte qu'elles ont plus de tripes que de visage ! La conséquence est qu'intérieur et extérieur y demeurent indistincts et comme cloués l'un à l'autre. Est-ce la raison pour quoi le spectateur, au milieu même du plaisir de voir, se trouve rappelé à sa condition impure d'organisme en train de céder à l'élévation du regard ? On dirait que ces dessins ont gardé quelque chose de la douleur de leur conception : ce n'est pas qu'ils en souffrent encore, ni qu'ils en fassent souffrir ; c'est plutôt que leur aspect conserve la trace d'un arrachement ou d'un épanchement qui empêchent leur peau de les envelopper aussi correctement qu'il le faudrait.

D'où vient cette sensation qui s'impose avec insistance ? Elle ne vient pas tant des formes organiques que de la certitude acquise à la fréquentation que ces dessins sont l'empreinte multiforme d'une vitalité aux avatars innombrables. Vitalité déposée non pas telle qu'en elle-même, mais telle qu'à elle-même la révèlent ses relations avec les formes qu'elle accueille et qui, incorporées par cet accueil, deviennent les doubles indispensables à l'expression de ses états. L'aspect organique est une conséquence, et non pas, comme il semble d'abord, le résultat d'un choix thématique ; ce n'est d'ailleurs pas un thème, mais le langage suscité par une nécessité.

Bernard Noël
Extrait de La Chair du double, éditions Cercle d'Art




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