MANIFESTATIONS

Poésie Égyptienne contemporaine


le vendredi 10 décembre 2004, à 19h00

Présentation de
Jean-Charles Depaule

suivie de lectures de
Iman Mersal, Rifa't Sallam



Une soirée organisée en partenariat avec l’association des [Libraires du Sud]

Rifa’t Sallam : Juste un signe
(extraits issus de Une autre Anthologie, Fourbis, 1994, traduit de l’arabe par Jean Charles Depaule)

ELLE APPROCHE

Cri
se pose — le matin — sur ma fenêtre.
Je le chasse :
se pose sur mes cheveux :
je le chasse :
se pose dans mon coeur.
Je dis :
amère mon heure approche.


MATIN

La mer frappe à ma fenêtre dans le matin imprévu.
Je n’étais pas un corps mort.
Je buvais ce qui restait,
notais les choses,
je leur donnais leurs derniers traits,
et la mer est venue battre à ma fenêtre,
elle m’a abandonné :
corps mort.


OUBLI

J’ai oublié en elle mon corps,
mon histoire,
mes petites choses.
Oublié en elle mon ombre
et l’étoile méridienne.
Je chavire
— je me déserte —
de la terre interdite
vers des cieux amers.

Et
retrouverai-je ma soif
à l’instant du rien – le dernier ?


DERNIER

Un dernier regard :
soleil boit un thé,
vents dorment dans mon lit
et nuage sous l’oreiller,
feu monte au mur,
choses petites me font juste un signe
et la boîte de cigarettes est vide.
Je passe.



Imam Mersal : Le seuil
(Traduction de Richard Jacquemond. Extrait du recueil Marcher le plus longtemps possible, 1997. Traduction parue dans le dossier Égypte(s) de la revue La Pensée de midi, printemps 2004, Actes Sud/La Pensée de midi)

Oui, LE NOEUD PAPILLON DU CHEF — comme une flèche pointant dans deux directions opposées — était bien fatigué, et on n’a pas vu les doigts des musiciens. Mais on les a regardés sortir, l’un après l’autre, et on a su que les poètes qui étaient arrivés tôt avaient pris le parti de la flûte — pourtant sa tristesse est belle et pleine — et qu’ils avaient beaucoup fumé entre deux morceaux. Tout cela ne nous importait pas, nous voulions seulement voir le rideau noir derrière la scène. On était en retard, on a tout juste aperçu les universitaires qui récupéraient leurs manteaux.

Non, en fait l’ambiance était étouffante, comme si vous étiez dans une caserne, obligé de répéter l’hymne national. Sauf que, comme vous le savez, il pleut en général dans les films étrangers.

On n’a pas regretté que le concert soit terminé. Plutôt que de filer le drame vers l’autre rive, on a traversé le pont et on a fait le salut au vendeur de colifichets qui rentrait du mouled d’El-Hussein.

Oui, je les ai perdus au milieu d’un troupeau de chameaux qui sortaient de la Ligue arabe. Quand on s’est retrouvés, on a donné quelques cigarettes au soldat en faction devant un immeuble dont il ne connaît pas le nom. Enfin on est arrivés au bar du centre-ville, pleins d’humanité et d’égratignures éparses.
Il nous a fallu nous asseoir là quatre ans. On a lu Samir Amin, tenté d’égyptianiser Henry Miller. Kundera, lui, a changé nos façons de justifier la trahison.

Là aussi on a reçu une lettre d’un ami qui vit à Paris, il disait qu’il a découvert en lui quelqu’un d’autre et qu’il n’arrive pas à s’y habituer, qu’il traîne chaque jour sa misère sur des trottoirs plus lisses que ceux du tiers-monde et qu’il se démolit bien mieux. On a passé des mois à l’envier et à souhaiter qu’ils nous expulsent vers une autre capitale.

On ne s’est pas affolés quand nos poches se sont vidées : un des nôtres était devenu soufi et après une courte invocation, parole d’honneur, un puits de bière a jailli sous nos pieds. On a joué à tomber dans les pommes, on s’est fait un dictionnaire avec des mots à nous : bocan, nulos, bétoc, chagaille, etc.

On criait, on gueulait, mais personne ne nous comprenait. Quand le plus âgé d’entre nous a proposé qu’on devienne positifs, j’étais en train de réfléchir au moyen de transformer les toilettes publiques en pleuroirs et les grandes places en urinoirs. À ce moment-là, un intellectuel entre deux âges a apostrophé son ami : « Quand je parle de démocratie, tu la fermes et tu t’écrases ».

On a couru alors une bonne heure, à la rue Moezz on s’était un peu calmés. Là, on a rencontré un martyr contrarié ; on l’a rassuré : il était bien vivant, il pouvait gagner sa croûte s’il voulait. D’ailleurs, il n’y avait jamais eu de bataille.

Oui, nous allions affermir notre relation à la métaphysique, si l’un des nôtres n’avait caché son crâne sous un chapeau de luxe. On nous prenait pour des touristes, au point qu’un vendeur d’épices se mit à nous suivre en répétant : « Stop siouplaît, Wait siouplaît ».

Il ne nous restait plus que le cimetière de l’Imam. On s’est assis là, une autre année, à humer l’odeur de la goyave. Quand j’ai décidé de les quitter, tous, de marcher seule, j’avais trente ans.

Traduction de Richard Jacquemond
Extrait du recueil Marcher le plus longtemps possible, 1997
Traduction parue dans le dossier Égypte(s) de la revue La Pensée de midi
(printemps 2004, Actes Sud/La Pensée de midi)




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Innaha Touméhé Li